Mise à jour le dimanche 9 novembre 2025 à 06h45

Futur auteur culte ou grande arnaque littéraire ? Les avis divergent sur Tao Lin, ce new-yorkais de trente ans qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. Enfanté par Internet et ses réseaux sociaux, le blogueur se fait rapidement remarquer et publie son premier roman en 2007. La France découvre ses héros névrosés et rongés par l’ennui chronique avec Richard Yates, traduit en 2012. De passage à Paris pour la sortie de son septième recueil, Taipei, nous avons rencontré Tao Lin le temps d’une conversation qui fait mentir sa réputation de hipster nihiliste et cynique.

Internet a-t-il changé la condition humaine, selon vous ?

Pour le moment, ces changements sont seulement superficiels, mais cela nous mènera à des transformations plus profondes de nos conditions de vie. Il y a une dizaine d’années, quand on rencontrait quelqu’un, on l’amenait chez soi, dans sa chambre et on lui montrait les photos qu’on avait prises, des posters, etc. Désormais on montre un simple site web, c’est-à-dire que tout ce qui était d’ordre physique et matériel a été traduit en langage binaire, en 1 et en 0. L’étape suivante, c’est ce qui devrait conduire l’humanité dans une autre dimension.

On vous présente comme l’auteur de la e-génération. Mais le désespoir et les interrogations que vous décrivez ne sont-ils pas intemporels ?

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Ce n’est pas quelque chose de générationnel, je suis totalement d’accord avec vous. Les thèmes sur lesquels je focalise mon travail sont la mémoire, la mort, le temps et les relations entre les êtres, qui sont des thèmes tout à fait intemporels. D’ailleurs, mes influences, mes références les plus marquées sont issues d’autres générations. Parmi eux, on compte Fernando Pessoa. Pour ce roman-là (Taipei, ndlr), je ne m’y suis pas tellement référé, car c’est mon septième livre et à force, trop d’influences se sont mêlées pour que je puisse en isoler. Quoiqu’il en soit, ce sont des écrivains de générations antérieures. J’ai le sentiment d’être rattaché à la génération Y, aux millennials.

Qu’est-ce qui fait sa particularité ?

La même chose que pour X ou Y… C’est simplement le dépassement d’une génération par une autre. Qui a commencé à parler de la génération X d’abord ?

Il faudrait demander à Douglas Coupland (l’auteur de Génération X).

C’est étrange que vous disiez cela car aux États-Unis, je suis beaucoup comparé à lui… Mais je n’en ai lu qu’une seule page !

Ici, on vous compare bien plus à Bret Easton Ellis, cela vous irrite ou vous flatte ?

J’aime beaucoup cet auteur, il me semble que cette comparaison a plus de sens que d’autres. Mais vu que la manœuvre consiste à me comparer à quelqu’un de plus célèbre que moi, histoire que les gens sachent bien de quoi on parle, je me demande à qui Ellis pouvait bien être comparé en son temps.

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À Salinger ?

Peut-être bien, mais il faudrait vérifier dans les articles des débuts des années 1990, cela risque d’être difficile !

Vous parlez peu, est-ce le signe qu’Internet nous a kidnappé la parole ?

Je ne sais pas pas… Vous devriez demander cela à un sociologue, peut-être. Mais personnellement je n’ai jamais été très bavard, j’ai eu Internet quand j’avais 10 ans et avant je ne me servais jamais du téléphone, donc je ne peux pas vraiment me prononcer.

Il est tout de même étrange que deux personnes dans la même pièce communiquent plutôt par Twitter ou Google Talk que par la parole, non ?

Non, c’est tout à fait normal et naturel ! C’est simplement une couche supplémentaire de communication qui n’empêche pas que l’on puisse se parler de vive voix aussi. Cela permet de transmettre différentes choses en même temps, par deux canaux différents.

Mettons qu’on découvre la télépathie : cela n’empêchera pas les gens de parler, ce sont seulement des fonctions différentes. On ne va pas forcément se dire la même chose dans le monde virtuel que dans le monde physique. Si j’étais avec des amis, en ce moment même je tapoterais sur mon téléphone, mes amis aussi, et on discuterait en même temps. Twitter et Google Talk sont aussi différents que la parole. C’est une question de diffusion : avec Twitter, je sais combien de personnes vont avoir le message mais je ne les connais pas toutes, avec Gmail je parle à un nombre précis d’interlocuteurs, et avec la parole, je m’adresse à toute personne qui est à portée de voix. Je communique tout le temps… Je note aussi beaucoup de choses.

Le web social exacerbe le narcissisme, pourquoi en arrive-t-on à se mettre continuellement en scène ?

Je ne pense pas qu’Internet soit plus narcissique qu’auparavant. Votre profil Facebook n’est jamais que le reflet de votre chambre il y a dix ans, avec vos livres rangés sur les étagères et votre manière personnelle de la décorer. La plupart des gens ne voient pas qu’il n’y a pas de différence ; les écrivains qui refusent de s’inscrire sur Twitter pour faire leur promotion ne comprennent pas que Twitter, c’est la même chose que de retrouver ses amis au café, que le ressort derrière tout ça, c’est tout bonnement de socialiser. La plupart des gens voient Twitter seulement comme un outil de promotion alors que c’est purement un outil de sociabilisation. On peut aussi promouvoir son boulot au café devant ses potes, cela dit.

Vous avez effacé un temps votre vie online, pourquoi cela ?

J’ai pris des champignons j’ai eu un blackout ! Pendant ce trou noir, en août 2013, j’ai effacé mon blog et mon Tumblr, mais pour Twitter et Facebook il faut attendre 30 jours pour que cela soit complètement effacé, donc mes comptes n’avaient pas disparu.

Ce n’était donc pas volontaire ?

Il y avait une intention derrière, mais je ne peux pas l’expliquer, cela prendrait trop de temps. C’est mieux comme ça.

Auriez-vous aimé vivre à une autre époque ?

Bien sûr ! Avant que n’apparaisse l’agriculture, à l’époque où l’on cueillait des baies, où l’on chassait… Cela me semble parfait. Les chasseurs et les cueilleurs travaillaient beaucoup moins d’heures par jour et cela leur laissait le temps de faire des peintures rupestres, de jouer de la flûte, et d’après certaines études ils prenaient beaucoup de champignons. Les problèmes existentiels auxquels sont confrontés mes personnages sont liés au progrès, aux pays riches.

C’est avec l’invention de l’agriculture qu’on a commencé à penser le futur et à investir dans l’avenir. C’est un gros problème chez mes personnages : ils ne savent pas comment se comporter face au futur, que ce soit un futur dans lequel ils peuvent se projeter ou qu’ils n’en voient aucun. Les deux changements majeurs intervenus dans l’histoire de l’humanité sont l’invention de l’agriculture et Internet. L’agriculture écrase le temps en faisant rentrer le futur dans le présent, et Internet a un peu le même effet mais en faisant également rentrer un peu du passé dans le présent. Internet écrase le temps.

Le temps est un de vos thèmes de prédilection, que vous évoque la mémoire d’Internet ?

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Elle représente la mémoire externalisée. Avec l’arrivée de l’agriculture et la constitution des civilisations, on a commencé à tenir des archives et des registres, à se créer une histoire. Nous continuons de le faire aujourd’hui, naturellement. Mais je pense que la mémoire numérique change quelque chose à ce processus, même si je ne peux pas vraiment dire pourquoi à cet instant précis. Je vais commencer à travailler sur ce sujet.

Votre obsession de manger bio vient-elle de ce fantasme de la vie avant l’apparition de l’agriculture ?

C’est surtout pour éviter les insecticides, les antibiotiques, les pesticides. De toute façon, toute la nourriture était bio il y a moins d’un siècle, et se reconnecter à la nature a du sens. Mais c’est avant tout une histoire de produits chimiques.

Ils vous posent moins de problèmes quand il s’agit de prendre des substances hallucinogènes synthétiques.

Les drogues vous font sentir bien, ce qui n’est pas le cas des pesticides !

C’est l’unique raison pour laquelle vous testez autant de produits ?

Plutôt que le souci de mon bien-être, c’est parce que cela me fait me sentir différent. Je veux expérimenter tout ce qui peut être différent.

Au final ne sommes-nous pas dépendants chroniques plutôt que névrotiques ?

Non, je ne crois pas. Dans mon livre, les personnages sont plus névrosés que dépendants, le terme « addiction » ne veut plus rien dire à mon sens. Ils ne pensent pas être accros aux drogues qu’ils prennent. Je ne comprends pas ce mot, la dépendance n’a pas de sens. Qu’est-ce que cela veut dire, « je suis addict » ? Dire qu’on est dépendant de quelque chose, c’est simplement une vision subjective de sa propre situation. On peut tout aussi facilement se dire : « J’ai envie de le faire », et pas : « Je suis dépendant. » Et se demander plutôt pourquoi on a envie de le faire, chercher les raisons pour lesquels on se met dans une certaine situation. Ou alors, disons : « Je suis accro ! » Ce sont deux manières de se justifier.

Êtes-vous nihiliste ?

Dans le passé, je me suis déjà posé la question. Je ne me sens pas nihiliste car je ne pense pas que la vie soit dépourvue de sens objectif, de but ou de valeur intrinsèque. Quand on naît, on porte en nous, dans notre code génétique, des valeurs et un but pour notre vie.

On dit que vous avez inventé un nouveau genre littéraire : le narcissentialism, qu’en pensez-vous ?

Je n’ai jamais entendu ce mot, mais il me plaît car il est long ! Mais je n’aime pas l’existentialisme, je n’ai jamais aimé L’Étranger !

Dans quel état d’esprit êtes-vous quand vous donnez des interviews ? À la lecture de Taipei, un roman un brin autobiographique, on a l’impression que cela vous ennuie… À moins que vous soyez cynique ?

Non, j’aime ça ! Il est plus facile de donner des interviews dans une autre langue, je peux me relâcher un peu… Ce n’est pas grave si on perd une partie du sens car de toute façon, j’ai passé plus de temps à écrire le livre qu’à préparer l’interview – qui sert davantage à dire des trucs marrants. Je ne pourrais pas dire des choses aussi poussées que dans mes livres, sans quoi j’aurais écrit mes réponses à l’avance et je les aurais mémorisées.

Source : Jolie Bobine